Qu'est-ce que la tolérance ?

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Message par petit chaperon rouge Jeu 24 Jan 2013 - 16:26

État d'esprit, acte d'empathie, soumission ou acceptation ?
Je me permets de mettre ici un texte de Bernard Guillemain (Univ. de Rouen) qui, à mon avis, explique assez bien le terme...

"Si l'on groupe sous le nom de tolérance un ensemble complexe de conduites qui comportent simultanément une appréciation négative d'une situation ou d'une démarche et la suspension de la répression de ce qui est jugé mal, on s'en forme une notion suffisante pour la vie de tous les jours. Dans les sociétés pluralistes du XXe siècle, suspendre les conséquences d'une évaluation défavorable passe aisément pour une sorte de vertu. Bizarre vertu qui, sans même tenter une transmutation axiologique, prend la défense de ce qui est reconnu en même temps comme une erreur ou comme un vice ! Si le bien consiste à protéger le mal, à le supporter, à collaborer avec lui, n'y a-t-il pas quelque part contradiction ou lâcheté ? On répondra que la tolérance met en jeu deux sources d'évaluation. Par exemple, la morale, en général, condamne l'adultère ; or l'adultère est à ce point répandu que le poursuivre ou seulement le réprouver ouvertement entraînerait dans la vie courante d'interminables conflits et interdirait beaucoup d'échanges ; on s'abstiendra donc, en fait, du moindre jugement, même si cette abstention affaiblit le précepte ou en favorise la transgression. Tout se passe comme si l'on admettait, à côté d'une raison morale, une raison sociale. Ni Alceste ni Kant ne seraient d'accord.
On va donc être amené à limiter le scandale en le soumettant à des conditions strictes, même si elles sont rarement énoncées. On admettra la tolérance dans des domaines où les enjeux d'une dispute sont très grands et où le désaccord peut paraître secondaire. À la fin du XVIe siècle, l'enjeu était la poursuite ou l'arrêt des massacres, le désaccord dogmatique ne semblait pas secondaire. De là une tolérance boiteuse. Il faut nécessairement ou bien affadir le principe ou bien mépriser l'autre puisqu'on consent à le laisser dans l'erreur.
La tolérance, toute souhaitable qu'elle paraisse, s'inscrit dans une notion contradictoire. Il est bien difficile de croire que nous puissions en avoir une idée si nous donnons à ce mot sa pleine force : essence immédiatement saisissable par l'intuition. Il n'est même pas certain que l'on puisse en former à bon droit un concept si par concept on entend une représentation univoque, susceptible d'être figurée par une définition exhaustive. On doit tout de même s'y efforcer. Pour cela, la manière dont se pose le problème engage à l'aborder par la mise en œuvre sociale de la tolérance et à n'en venir qu'ensuite à spéculer.

1. La tolérance : remède ou masque de la haine
Un rapide examen des faits historiques conduit à des remarques désolantes. Quelle que soit la bonne foi des acteurs, les tentatives pour faire accepter les différences de l'autre n'effacent pas l'agressivité ; elles en déplacent quelquefois l'objet, mais bien souvent en l'exaltant. Les contradictions de la notion se retrouvent dans les démarches et les événements. Cela incite plus à suivre le pessimisme d'une psychologie des profondeurs qu'un rationalisme béat.
• La prétendue tolérance des Romains
À lire certains historiens du XIXe siècle, il semblerait que les Romains eussent pratiqué spontanément la plus aimable tolérance. Vertu tout à fait inconsciente alors, puisque le latin ne contient aucun mot qui traduise le nôtre : tolerantia n'indique que l'aptitude à supporter des désagréments corporels et Cicéron nous exhorte tout juste à souffrir les taquineries et les défauts de notre entourage par patientia. Louange inattendue à l'égard d'un peuple qui, de 70 à 313, a persécuté les chrétiens avant de se convertir, de tuer Hypatie et d'exiler Damaskios. Alors quel contenu attribuer à leur « tolérance » ? Avant tout deux choses : les Romains ne se préoccupaient pas de métaphysique et ils accueillaient volontiers les divinités étrangères. Le premier point est vrai : toute tentative de pénétrer l'absolu soit par le discours, soit par la mystique était rejetée comme superstitio ; le second est vrai aussi : le laraire de Julia Domna comptait plus d'effigies que l'album d'un philatéliste. Seulement, l'indifférence parfois ricanante des Romains ne les préservait pas de trembler à l'approche imaginée d'un numineux impur et de s'en préserver en multipliant les rites civiques et les rites propitiatoires, en multipliant aussi les dieux auxquels sacrifier. Malheur à ceux qui ne sacrifiaient pas avec la masse ! On n'arrange rien en relevant qu'il n'y eut de persécutions systématiques que celles de Trajan Dèce et de Galère, en expliquant les martyres de Pothin, d'Irénée, de Blandine, par des mouvements populaires locaux : l' intolérance ne provenait donc pas d'une décision politique transitoire, elle était ancrée dans le cœur du peuple.
Comment des historiens intelligents, sérieux, bien informés, armés de méthodes affinées ont-ils pu s'abandonner à ces calembredaines anachroniques ? Comment Renan a-t-il pu voir un doux ami de la raison en Marc Aurèle, crédule, opiniâtre et entiché de sorcellerie ? La réponse est aisée : très hostiles à l'exclusivisme chrétien qu'ils taxent d'intolérance, ces graves positivistes ont dissimulé leur propre intolérance derrière un fantôme de tolérance, dont le modèle n'a jamais eu aucune existence. Faute vénielle sans doute... sauf chez des savants. Que de fois la tolérance vécue renvoie-t-elle à des échos fantastiques de l'intolérance !
• L'édit de tolérance
La tolérance ne joue vraiment le rôle d'une vertu que depuis le XVIe siècle : il a fallu pour cela d'abord une cassure de la société religieuse telle que deux théologies ont été ressenties comme incompatibles ; ensuite, une croissance du pouvoir politique qui a fait que la conservation des États a pu paraître souhaitable, quelles que soient les divisions confessionnelles. L'association traditionnelle d'un principe religieux de coalescence et d'une organisation étatique conduit au principe cujus regio ejus religio dans des unités territoriales restreintes ; dans des unités plus vastes, où les Églises rivales se juxtaposaient, il a fallu l'abandonner pour mettre à la place un principe de coexistence.
La lassitude des combattants a changé le 13 avril 1598 en jour de victoire pour la tolérance. L'édit de Nantes figure en effet un succès des « politiques », c'est-à-dire de ceux qui plaçaient l'État au premier rang des valeurs. Premier à avoir eu des suites durables, l'édit de Nantes n'était cependant pas le premier en son genre. On ne peut donc pas attribuer à l'improvisation ni à l'impéritie des rédacteurs les défauts du document, charabia désordonné, répétitif, obscur. Il ne vise – on s'en persuade aisément à la lecture – qu'à rétablir la paix, sans assigner aucun contenu représentatif aux relations sociales rétablies. La tolérance s'y limite à une coexistence pacifique – ou plutôt non belligérante – entre des communautés éventuellement ennemies et – cela est prévu expressément – qui ne désarment pas. L'État demeure catholique romain, puisque c'est une loi fondamentale intangible que le monarque doit appartenir à l'orthodoxie. La liberté des cultes est établie, mais avec des restrictions (ainsi les protestants parisiens ne peuvent célébrer qu'à Charenton, ce qui peut n'être qu'une mesure d'ordre public), surtout, elle n'est pas immédiatement garantie par l'État, elle l'est par des abandons de souveraineté : les protestants disposaient d'une centaine de places fortes et ils ne pouvaient être jugés que par des tribunaux mi-parties !
On ne se scandaliserait que par anachronisme : l'édit de Nantes aurait pu être le début d'une paix formée de relations habituelles. Mais c'est une erreur que d'y voir l'esquisse d'une France dualiste : la collaboration de deux partis au Conseil, marquée par l'ascension de Sully, cessa dès l'assassinat d'Henri IV, sans doute devenu indifférent après six abjurations... L'application stricte de la loi qui exigeait partout le rétablissement du catholicisme explique la campagne de Louis XIII, en 1620 au Béarn, et implique au fond l'édit de Fontainebleau.
• Tolérance et tolérantisme
Bossuet n'a pas conseillé la révocation de l'édit de Nantes. Au lendemain du 15 octobre 1685, il l'a faiblement approuvée. Dans son diocèse de Meaux, il l'a appliquée si mollement qu'il devint suspect aux yeux de certains évêques. Pourtant, il a énoncé très clairement les principes d'une intolérance fondamentale, par exemple dans la préface à l'Histoire des variations des Églises protestantes, où il s'affirme fièrement partial, ou dans le sixième desAvertissements aux protestants où il condamne moins la Réforme dans sa doctrine que comme source de tolérance, ou encore dans plusieurs mandements pastoraux. L'argumentation, éparse, joue sur le plan théorique : seule la vérité mérite le respect ; or la doctrine catholique est la vérité : elle seule mérite donc le respect. Sur le plan moral et pastoral, tout homme a été créé en vue du salut ; or la vérité catholique est seule salvatrice : on manquerait donc au devoir et à la charité en admettant l'hérésie ou l'incroyance. Sur le plan politique, enfin, l'unité de croyance est nécessaire à la cohésion de l'État. Cette position – qui n'exclut pas l'appel au bras séculier, même si Bossuet préférait la discussion – repose sur quelques axiomes cachés : 1. La vérité est unique ; 2. et elle est toujours ce qu'elle est (il n'y a pas de sens anagogique) ; 3. quelles que puissent être les fautes éventuelles, il n'y a pas de distance justifiable entre la connaissance et l'action.
Ces trois thèmes définissent un exotérisme radical et, sur le plan de l'exotérisme, on ne peut ni amoindrir ni détourner, sans contradiction, la position de Bossuet.
C'est ce qui confère un délicieux parfum de mauvaise foi au plaidoyer de Voltaire en faveur de la tolérance. Dans le Dictionnaire philosophique, il feint que la tolérance s'identifie à l'indulgence, ou à la patience avec laquelle nous supportons les incommodités apportées par autrui ! Et certains esprits religieux condamnent la tolérance comme s'il s'agissait du tolérantisme, qui est indifférence à la vérité. Seulement, si Voltaire joue sur les mots, son jeu est gagnant. La crise qui a suivi l'exode des protestants a fait pressentir une solidarité indépendante des croyances. Les polémiques théologiques qui n'en finissent pas, avec des à-côtés de mauvais goût, affaiblissent dans certains milieux l'adhésion religieuse.
Peut-être faudrait-il signaler aussi la croissance, au XVIIIe siècle, de la franc-maçonnerie. Mais la tolérance maçonnique offre un caractère ambigu. Dans Le Symbolisme maçonnique traditionnel (éd. A.B.I., Carqueiranne, 1976), Jean-Pierre Bayard la rattache tantôt aux nécessités du travail en équipe (p. 45), tantôt à la quête illimitée de la vérité (p. 55). Humanisme ou ésotérisme ? Il faut choisir.
• Métamorphoses de la tolérance, masques de la violence
Au XIXe siècle, la tolérance a partie gagnée, du moins si nous nous en tenons aux discours officiels. On s'étonne pourtant du flou de la notion, des uniformes variés qu'elle revêt pour commander des conduites toujours incertaines, des effets pervers sans cesse émergents. Après la promulgation des articles organiques, la pacification religieuse paraissait acquise. Le patriotisme révolutionnaire enseignait à vivre une vie sociale sans heurts : « O patrie ! O concorde entre les citoyens ! »
On s'étonne alors de la dureté, de la cruauté de certaines expériences, situations, conditions. Les institutions permettaient en principe la discussion et la négociation. Pourquoi, alors, tant d'émeutes et de révolutions ? Une société globale de plus en plus diversifiée et en même temps de plus en plus condamnée à la solidarité par l'expansion industrielle opte pour une idéologie de la tolérance. Idéologie de la douceur ou idéologie doucereuse ?
Le libéralisme impliquait-il l'attitude soupçonneuse des « gens bien » à l'égard des ouvriers volontiers regardés comme potentiellement ivrognes ou proches de la délinquance ? La laïcité est déjà adoptée par Jules Ferry comme une arme contre le christianisme : selon la doctrine de Comte, les religions monothéistes préparent l'avènement du positivisme. L'effet tardant et la foi s'émoussant, elle devient le nom d'une haine fanatique contre les « curés ». L'antiracisme – d'ailleurs mal nommé puisque l'intolérance qu'il combat vise moins les différences de race que les différences de culture – incite moins à la convivialité (« Asseyons-nous et prenons un verre ») qu'à combattre des « racistes » vrais ou supposés.
La tolérance ou plutôt les tolérances seraient-elles de toute manière à considérer comme les masques hypocrites d'une agressivité ? Ou plutôt l'incertitude sur la valeur, malgré son utilité contingente jamais démentie, ne sécuriserait-elle qu'insuffisamment contre les menaces de l'autre, contre la peur suscitée par la perte des rites coutumiers ?

2. L'impossible concept de tolérance

La notion de tolérance sous tous ses déguisements paraît sans force et même sans consistance. Il faut donc essayer de la dépasser, d'en faire un concept, encore que le flou du point de départ soit d'un mauvais augure. Il est facile d'écarter certaines acceptions du terme, de toute évidence étrangères au présent propos : nous ne parlerons pas de la patience avec laquelle il nous arrive d'accepter une lésion à nos commodités légitimes ou à nos droits, encore moins de l'écart permis légalement à des mesures numériques fixées. Et la sympathie que je puis éprouver, par exemple, pour la pensée des soufis en tant qu'expression d'une vérité transcendante ne peut pas être appelée tolérance puisque, mes propres opinions ou conduites relativisées par référence à une instance plus haute, nous sortons du domaine exotérique. On appellera donc tolérance une ligne de conduite qui consiste à laisser à autrui la liberté d'exprimer des opinions que nous ne partageons pas et surtout de vivre conformément à des principes qui ne sont pas les nôtres. Goblot, dans son Vocabulaire philosophique, proposait une définition que loue Lalande : la tolérance consisterait « non à renoncer à ses convictions ou à s'abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s'interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs ; en un mot, à proposer ses opinions sans chercher à les imposer ».
Un pareil énoncé semble à peu près privé de sens. D'une part, nous avons appris à discerner la violence sous les dehors les plus bénins ; d'autre part, nous ne saurions plus accepter cette scotomisation de styles de vie ou d'actions prescrites derrière des opinions. Un préjugé positiviste voulait que la morale, à la différence de la religion qui divisait, fût universelle. La religion, du reste, divisait de moins en moins. Mais la tolérance exigerait encore que le droit autorisât les résidents de tradition polygamique à contracter mariage avec plusieurs femmes. Il est douteux qu'une proposition de ce genre reçût bon accueil. On regardait obstinément derrière soi les luttes religieuses sans voir pointer les conflits de mœurs.
On est frappé de voir les habiles sinon se satisfaire de propositions inconsistantes, du moins passer outre et, faute d'une définition valide, aborder hâtivement le problème du fondement. Au milieu d'interjections pieuses et moralistes, se déploient des discours à peu près vains. Jacob, dans Devoirs (chap. II), invoque la nécessité d'un consensus dans une société pluraliste et organique, ce qui traduit une contingence en style durkheimien, et affiche une sorte d'agnosticisme plus ou moins néo-kantien, ce qui supprime la question. Bastide (Traité de l'action morale, t. I, pp. 27-33) condamne le dogmatisme, conformément à l'inspiration du spiritualisme des années cinquante, pour qui la vie de l'esprit est par essence mobilité et novation, refuse pourtant d'appuyer la tolérance sur le scepticisme et laisse le problème s'évaporer. Enfin, il serait inutile de parler d'une réserve devant des intimités singulières, puisqu'il s'agit d'admettre ou non des traductions sociales et qu'en outre on commettrait une pétition de principe.
Plus stupéfiant encore le désarroi dont témoigne le célèbre Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande : les rédacteurs et l'aréopage constitué par la Société française de philosophie étalent les signes du parfait affolement. Un cinquième du texte est consacré aux questions de définition, quelques lignes seulement à l'élucidation du sens ; tout le reste de l'article est occupé par la critique. Comment comprendre qu'une aussi noble exigence soit désignée par un si vilain mot ? Par un terme qui stigmatise en même temps qu'il protège ?
Un faux-fuyant serait de rattacher la difficulté ici rencontrée à la polysémie du mot attestée par la foule des antonymes, comme intolérance, fanatisme, dogmatisme, autoritarisme, etc. Mais les sages du Vocabulaire... de Lalande sont aveuglés par leur timidité. Ils n'osent pas tenter la réduction conceptuelle parce qu'elle aboutirait nécessairement à une contradiction. La tolérance désigne la conduite par laquelle la loi autorise ce qu'elle interdit, la valeur négative est déclarée positive, la non-valeur prend la place d'une valeur. On ne doit pas alléguer qu'il ne s'agit pas de respecter les erreurs ou les fautes, mais de respecter ceux qui les commettent. Étonnant respect qui abandonne autrui à la fausseté et au mal ! On ne peut pas construire une définition non contradictoire de la tolérance.
Au fond, c'est ce que ressentait sans l'avouer l'un des opinants, Frank Abauzit : « Quant aux esprits ordinaires, si vous leur prêchez la tolérance pure et simple, avec de bons raisonnements à l'appui, si vous parvenez même à leur montrer qu'il y va de leur intérêt, vous aurez fait d'excellente besogne » (in Lalande, p. 1112). Mais que sont ces bons raisonnements ? Ces considérations de prédicateur n'ont pas leur place dans un livre de philosophie.

3. Une idée sans concept pour fonder la tolérance

Il n'y a pas d'idée de tolérance si par là on entend un concept susceptible d'une définition non contradictoire. Mais peut-être saura-t-on découvrir une idée d'un autre ordre, susceptible de fonder les diverses conduites enveloppées dans le flou de la notion. Une idée qui ressemblerait à celle, pascalienne, de la vérité, « invincible à tout le pyrrhonisme », mais sans que nous sachions exactement ce qu'elle désigne (et pourtant elle permet à Pascal, si enclin au dogmatisme, d'accepter le judaïsme de la kabbale, ou ce qu'il en connaît). C'est passer à l'ésotérisme, en éloignant la tradition scolaire de la philosophie. Une idée au-delà du concept peut être claire, elle ne peut jamais être distincte, c'est-à-dire présente à l'esprit avec tous ses éléments. Une certaine indistinction amènera des jugements indéterminés, malgré la prescription kantienne. Enfin, il sera interdit d'enclore le sens de l'action dans la maxime ; il faudra dire avec le zen : « Agis comme si tu n'agissais pas. »
Pour éviter que la pensée s'évapore en anagogies faciles, il faut observer quelques précautions. On doit d'abord écarter tout syncrétisme, sinon on reconstituerait une orthodoxie, d'autant plus menacée d'intolérance qu'elle serait mal fondée. Il ne faut ensuite ni relativiser ni affaiblir les doctrines : les idées de derrière, comme disait Pascal, ne sont pas du même ordre que les convictions vécues et ne doivent pas s'y substituer. En troisième lieu, les exigences morales ou rituelles de la confession ou de l'École ne doivent être ni supprimées ni atténuées par la représentation d'un fondement transcendant. Il n'y aurait aucune place pour le respect si chacun ne commençait par se respecter soi-même : les soufis s'abstiennent de vin, de porc et de viande d'animaux tués par étouffement ; la franc-maçonnerie ne saurait prendre la place d'une religion.
La pensée de Clément d'Alexandrie se conforme à toutes ces règles de validité. Clément n'est rien d'autre que chrétien. Il l'est si purement qu'il rejette le judéo-christianisme et ses tendances encratites. Le privilège des juifs consiste à avoir engendré le Messie, leur théologie présente des zones d'ombre. Le Christ ne fait qu'un avec la Raison universelle, leLogos. Cette proposition, d'origine johannique, va recevoir une application étendue. Tout homme a été créé à l'image de Dieu. Mais seuls les justes demeurent à sa ressemblance. Aussi Dieu a-t-il révélé à tous les peuples sa justice par l'intermédiaire de l'ange de chaque nation et des inspirés. Hors du christianisme, les vérités sont enveloppées d'ombre. La Source unique qui les a révélées ne les rend pas moins respectables. Nous devons donc vénérer non seulement les prophètes de l'Ancien Testament, mais encore les grands chantres du paganisme. Philon avait déjà suggéré que Platon avait bénéficié d'une assistance surnaturelle. Clément multiplie des parallèles d'artiste. Par exemple entre les deux citharèdes, Orphée et David : leur chant préfigure et annonce l'Évangile.
La pensée de Clément rebute quelques-uns, car elle se fonde sur un symbolisme générateur d'une très riche iconographie, mais dont le ressort a cessé d'être populaire. Du point de vue philosophique, elle contient une difficulté. La doctrine, d'une grande richesse, permet d'interpréter les traditions de tous les peuples. Mais au fond elle identifie la vérité métaphysique avec l'acte créateur et toute vérité particulière qui s'y rapporte avec le moment de l'inspiration. Il s'ensuit que l'on considère légitimement une pensée universelle, mais que toute pensée est entraînée dans un mouvement de décadence. Cela serait vrai même de cette restauration de l'absolu qu'était la mission du Christ. Il n'y a qu'une ressource : c'est de pratiquer une exégèse axée vers la découverte du Palaios Logos, du sens d'origine, seule apte à démasquer le Logos derrière la parole humaine.
Nul doute que l'islam se montre essentiellement favorable à la tolérance puisque le Coran (cf. sourateXVI, 92-93) se présente moins comme une révélation originale que comme la reviviscence d'une Tradition éternelle, déjà contenue dans les enseignements de Moïse et de Jésus, qui s'identifie à la Parole de Dieu, mais que les juifs et les chrétiens vivent souvent mal. Par malheur, la pratique s'écarte quelquefois de l'essence. Les soufis ont rigoureusement gardé la notion de la Parole unique et descendue, le respect pour les religions du livre. Le plus remarquable est sans doute Ibn Arabi lorsqu'il affirme, au-delà de la diversité des formes confessionnelles, l'identité entre la pensée du mystique animé par la répétition du dikhr, la méditation du sage hébreu et la contemplation du moine chrétien dans son cloître : elle se fonde sur la doctrine de l'Unité absolue de Dieu et de l'Être.
Cette thèse se retrouve de nos jours chez deux convertis à l'islam, René Guénon et son disciple Fritjof Schuon. Guénon a particulièrement développé l'idée d'une « tradition primordiale », qui n'est pas sans analogie avec le Palaios Logos de Clément d'Alexandrie. Il a vigoureusement insisté sur la nécessité de respecter les différentes formes qui véhiculent la Tradition. Contre des penseurs ardents, mais un peu trop imaginatifs, qui effaceraient volontiers la diversité dans une impatience d'absolu, comme Édouard Schuré, Guénon enseigne que, plus l'initié s'approche de l'identité suprême, plus il doit rejeter toute tentation de synthèse ou de mélange, plus scrupuleusement il doit respecter la forme particulière où il a cherché l'illumination (Aperçus sur l'initiation, chap. VI et VII).
On voit que la tolérance n'implique aucun abandon de conviction. Si nous cherchons à formuler l'idée qui la sous-tend sans référence explicite à la tradition, nous pouvons suggérer qu'elle revient à l'idée pascalienne de vérité, ou, si l'on veut, à l'idée de l'humanité en général et de son entière destination. Elle ne va pas sans poser des problèmes. D'abord un problème théorique : l'idée transcendante ne sort pas d'une synthèse et le dépassement ésotérique ne constitue pas une Aufhebung hégélienne, ne comporte pas la double négativité abstraite et laisse intactes les positions exotériques. Cela laisse perplexes beaucoup d'esprits. Ne faut-il pas déplorer qu'une vertu aussi haute et aussi nécessaire ne soit fondée que pour une élite ? Ou bien faut-il se résigner à croire avec Frank Abauzit que les hommes auraient plus besoin de sermons que de méditations et de raisons ?" (Bernard Guillemain - source : Universalis)
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Message par JO Jeu 24 Jan 2013 - 21:55

Beaucoup trop long pour un forum!
La tolérance, c'est renoncer à l'agressivité face à qui n'est pas d'accord avec soi .
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Message par zizanie Jeu 24 Jan 2013 - 22:20

JO a écrit:Beaucoup trop long pour un forum!
La tolérance, c'est renoncer à l'agressivité face à qui n'est pas d'accord avec soi .
Je dirai plutôt que tu parles de calme, de respect ou de sagesse, mais pas de tolérance.
La tolérance serait pour moi, d'accepter les idées des autres même si je ne suis pas d'accord avec celles-ci et d'en respecter la liberté.
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Message par JO Jeu 24 Jan 2013 - 22:44

Je viens d'écrire la même chose, à côté, mais ce serait mieux placé, ici .
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Message par Anonyme Sam 26 Jan 2013 - 19:58

Comprendre que quelqu'un qui n'a pas vos opinions n'est pas forcément de l'autre camps car il n'y a pas réellement d'autre camp juste une vision des choses éclairé par d'autre lumières que les votre. A la suite de cette compréhension il n'y a plus besoin d'avancer vers le chemin qui mène à ce qu'on appelle tolérance, cette compréhension - à mon avis - est tolérance même.

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Message par JO Sam 26 Jan 2013 - 21:05

Si on est dans une ile déserte, c'est facile.
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Message par JO Dim 27 Jan 2013 - 8:09

Pour être sérieux, ce que tu dis est juste...mais, comme toute vérité réfutable, ça se discute et de la discussion jaillissent des vérités partielles , opposées et complémentaires .
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