L’héritage de Byzance

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Message par caius Mer 8 Oct 2008 - 16:40

L’héritage de Byzance


par Fjordman:

d’abord, j’aimerais signaler que j’ai récemment publié un essai expliquant pourquoi je ne crois pas que l’Islam puisse être réformé. Tous mes essais peuvent être republiés en ligne gratuitement mais celui-ci peut aussi être republié sur papier pour autant que j’en sois crédité comme l’auteur.

J’ai lu quelques livres sur l’histoire de la science. L’un d’eux est The Beginnings of Western Science par David C. Lindberg, qui est également l’auteur de Theories of vision - From al-Kindi to Kepler, et que je citerai plus en détail quand je publierai ces automne un essai en plusieurs parties sur l'histoire de l'optique. Lindberg est un grand érudit et vaut la peine d’être lu malgré quelques lacunes mineures.

Le chapitre huit de la seconde édition de son livre sur l’histoire de la science est intitulé " science islamique." M. Lindberg n’est pas le seul à employer ce terme, mais personnellement je n’approuve pas cet usage. Personne ne parle de " science bouddhiste " ni de " science chrétienne," je ne vois donc pas pourquoi nous devrions employer le terme " science islamique". Il est trompeur puisque la science qui existait dans les pays sous férule islamique reposait lourdement sur les contributions des non musulmans et sur les connaissances pré-islamiques. Certains emploient à la place le terme " science arabe " mais c’est à peine mieux puisque parmi ceux qui étaient, du moins nominalement, musulmans, un nombre disproportionné étaient des Perses et non des Arabes. Quel terme devrions-nous alors employer ? " Science moyen-orientale " serait une possibilité puisque ce terme met l’emphase sur la région et non sur la religion.

Je ne trouve pas que, malgré certains débuts prometteurs, David C. Lindberg fournisse une explication complète à la stagnation de la tradition scientifique dans le monde islamique. Ceux qui désirent approfondir peuvent consulter The Rise of Early Modern Science: Islam, China and the West par Toby E. Huff. On peut compléter avec le travail de Edward Grant, par exemple le chapitre huit "Relations between science and religion" de Science and Religion, 400 B.C. to A.D. 1550: From Aristotle to Copernicus. Je vais citer dans cet essai des extraits de ce livre de Grant et, dans une moindre mesure, l’ouvrage de Huff et je mentionnerai les références des pages pour chaque citation pour que d’autres puissent les employer s’ils le souhaitent.

A la fin du onzième siècle, les Européens de l’Ouest avaient pris conscience que tant les Musulmans que les Byzantins avaient accès à des textes philosophiques et scientifiques dont eux ne disposaient pas. Après la reprise de Tolède, en Espagne, et de la Sicile aux Musulmans en 1085 et 1091, un certain nombre de clercs commencèrent à traduire des textes grecs et arabes, tout en tendant à préférer ceux en grec parce que c’est une langue Indo-Européenne apparentée, ce qui n’est pas le cas de l’Arabe. Une grande partie des textes qui existaient en Arabe étaient eux-mêmes des traductions du Grec et, de toute évidence, cela avait plus de sens de traduire directement l'original en grec à Constantinople puisque que l’on pouvait obtenir un meilleur rendu, avec moins d’erreurs de traduction qu’à partir de traductions en Arabe. Il en résulta un vaste mouvement de traductions à partir du douzième siècle jusque la seconde moitié du treizième siècle.

De nombreux textes sur l’optique, l’astronomie, la médecine et les mathématiques furent traduits mais c’est l’œuvre d’Aristote sur la philosophie naturelle (NDLR : philosophie naturelle ou philosophie de la nature, philosophia naturalis en latin, est une expression qui s'applique à l'étude objective de la nature et de l'univers physique ; elle désignait autrefois l'ensemble des sciences astronomique, physique, chimique et biologique) qui eut le plus grand impact. Les deux plus grands traducteurs du grec vers le latin furent Jacques de Venise (mort vers 1147), le premier grand traducteur du grec vers le latin de l’œuvre d’Aristote et le clerc Flamand Guillaume de Moerbeke (1215-1286), qui fut le meilleur. Selon Edward Grant, page 166 :

" Guillaume de Moerbeke traduisit au moins quarante-huit traités, dont sept d’Archimède sur les mathématiques et la mécanique, traduits pour la première fois en Latin (Grant 1974, 39-41; Minio-Paluello 1974, 436-438). Ses traductions d’Aristote sont vraiment impressionnantes. Il fut le premier à traduire du grec vers le latin les travaux d’Aristote sur la biologie. En traduisant le reste de la philosophie naturelle d’Aristote, Moerbeke jugea utile de réviser, développer et même compléter certaines traductions antérieures, il révisa au moins trois des traités précédemment traduits par Jacques de Venise. En outre, Moerbeke traduisit des commentaires grecs de la fin de l’antiquité sur l’œuvre d’Aristote. Il traduisit ainsi le Commentaire sur le 'Traité de l'âme' d'Aristote de Jean Philopon et le Commentaire sur le traité 'Du ciel' d'Aristote de Simplicius. L’un des premiers bénéficiaires des traductions de Moerbeke fut Thomas d’Aquin."

Grant poursuit page 167:

"Avec la monumentale contribution de Moerbeke, toute la philosophie naturelle d’Aristote était disponible dès le dernier quart du treizième siècle sous forme de traductions du grec et de l’arabe. Bien que de nombreux travaux scientifiques aient étés traduits de l'Arabe vers le Latin au cours de la première moitié du douzième siècle par des traducteurs tels que Platon de Tivoli, Adelard de Bath, Robert de Chester, Hermann de Carinthie, Dominicus Gundissalinus, Pietro Alfonso, Jean de Séville et j’en passe, les premières traductions de l’œuvre d’Aristote sur la philosophie naturelle semblent avoir été faites en Espagne au cours de la seconde moitié du douzième siècle. Le plus éminent traducteur de l’œuvre d’Aristote sur la philosophie naturelle fut de loin Gérard de Crémone (1114-1187), le plus prolifique traducteur de l’Arabe vers le Latin des livres sur la science, la médecine et la philosophie naturelle."

Gérard de Crémone et ses pairs traduisirent des douzaines d’ouvrages de l’Arabe vers le Latin dont probablement le livre sur l’Optique de Alhazen qui ne peut pas avoir été traduit du grec puisqu’il n’existait pas dans cette langue. Il est donc exact qu’il y eut des traductions de l’arabe et que certaines d’entre elles eurent un certain impact en Europe. Il serait historiquement incorrect de prétendre le contraire. Tout significatif qu’ait été ce mouvement de traduction, nous devrions cependant consacrer au moins autant d’attention à la manière dont ces différentes civilisations employèrent cette information.

Dans notre cas, nous sommes confrontés au cas de trois civilisations différentes : le Monde islamique, l’Orient chrétien (l’Empire byzantin) et l’Occident chrétien qui eurent globalement accès aux même matériaux, et où les résultats finaux furent pourtant assez différents. J’ai beaucoup lu sur l’histoire des horloges mécaniques et des lunettes, toutes deux furent inventées en Europe au cours de la seconde moitié du treizième siècle. Ces inventions n’ont pas d’équivalent dans aucune des autres civilisations et furent importantes pour les progrès ultérieurs des sciences et de la technologie car ils bénéficièrent souvent d’une mesure du temps plus précise. La création des microscopes et des télescopes n’étant jusqu’à un certain point qu’une extension de l’invention des lunettes et de l’emploi des lentilles.

Je ne vois à l’époque aucune connaissance à laquelle les Européens seuls auraient eu accès et pas les musulmans. En tout cas, les Moyen-orientaux avaient plus de connaissances à leur disposition puisqu’ils avaient des contacts réguliers avec les grandes civilisations asiatiques et étaient en mesure de compléter la philosophie naturelle grecque avec les découvertes indiennes et chinoises. Les Européens étaient empêchés de nouer des contacts directs approfondis avec ces civilisations parce qu’ils en étaient isolés géographiquement par un énorme bloc musulman hostile. La seule conclusion possible est que les Européens ont inventé les horloges mécaniques parce qu’ils étaient plus performants et créatifs que les Musulmans dans l’utilisation des connaissances dont ils disposaient. Les musulmans étaient en mesure d’en faire autant mais ce ne fut pas le cas. Ils échouèrent, purement et simplement.

Le cas de l’Empire Byzantin est encore plus curieux, il semble que les érudits Byzantins n’aient pas su tirer avantage du trésor de science et de philosophie naturelle qu’ils avaient à leur disposition et dans leur propre langue grecque. L’Empire byzantin était essentiellement une théocratie où l’Empereur était considéré à la fois comme le chef de l’église et de l’état. Selon Edward Grant, Science and Religion, page 228 :

"[Jusque] la fin du sixième siècle, d’importantes contributions à la philosophie naturelle furent faites au sein de l’Empire byzantin par nombre de commentateurs des œuvres d’Aristote, comme Alexandre d’Aphrodisias ( 2ième-3ième siècle.), Themistius (317-388), Simplicius, et le plus important de tous, le néo-platonicien chrétien Jean Philopon dont les idées auraient un large impact sur les philosophies naturelles islamiques et latines. Mais cette réussite fut gravement affectée en 529, quand, pour des motifs religieux, l’empereur Justinien ordonna la fermeture de l’Académie de Platon à Athènes, contraignant de nombreux philosophes à quitter l’Empire byzantin et à s’exiler vers l’Orient. Après cela la philosophie naturelle et la science ne jouèrent plus qu’un rôle mineur dans la vie intellectuelle Byzantine. C’est étonnant si nous considérons qu’en comparaison de leurs homologues contemporains de l’Islam et de l’Occident latin, les clercs byzantins bénéficiaient d’un réel avantage puisque leur langue maternelle était le grec. Ils pouvaient lire, étudier et interpréter sans problèmes de traduction tous les travaux disponibles en langue grecque qui s’étaient accumulés dans l’Empire byzantin, particulièrement à Constantinople, depuis les cinquièmes et quatrièmes siècles avant J.C. La plupart de nos manuscrits grecs proviennent d'ailleurs de Byzance."

Alhazen, quand il rédigea son travail sur l’optique, se basa principalement sur les mathématiques, la philosophie et la médecine grecque dont la majeure partie avait traduite en Arabe à partir de manuscrits byzantins. Pourtant il n’y eut pas d’Alhazen à Byzance. Grant encore, page 229 :

"C’est un paradoxe de l’histoire que les civilisations de l’Islam et de l’Europe occidentale aient contribué significativement à l’accroissement des connaissances humaines à partir de traductions et en n’ayant pas accès à d’importants textes antérieurs, alors que les Byzantins, qui avaient la maîtrise de la langue grecque et l’accès aux sources manuscrites de leurs grands prédécesseurs grecs, échouèrent à exploiter leur avantage."

Il y eut quelques brèves "renaissances" Byzantines. L’Empire n’était pas figé et a rendu un inestimable service en préservant les anciennes connaissances mais bien peu de travaux d’une portée durable y furent produits durant le Moyen Age. Je considère que ma conclusion dans l’essai en ligne The Legacy of Byzantium , inspirée par le fascinant livre de Timothy Gregory : A History of Byzantium, était largement correcte :

Il est vrai que l’Empire Byzantin a mauvaise presse. Pourtant, dans leur livre Science and Technology in World History, seconde édition, les chercheurs James E. McClellan III et Harold Dorn résument bien les connaissances établies quand ils énoncent que 'Byzance ne devint jamais un pôle de recherche scientifique important.' L’une des grandes ironies de l’histoire est certainement que les connaissances Greco-Romaines qui furent préservées par les Byzantins aient eu un plus grand impact en Occident que dans l’Empire byzantin lui-même. Bien qu’avoir été pendant des siècles en première ligne du Jihad Islamique n’ait certainement pas aidé, cela ne suffit pas à expliquer complètement l’échec de Byzance à développer la science moderne. Quand on étudie l’Empire byzantin, on ne peut s’empêcher de noter que la séparation de l’église et de l’état qui eut lieu en Occident après la révolution papale n’y exista jamais. Byzance demeura un état assez autocratique, ressemblant finalement plus à la Chine et, peut-être plus tard, à la Russie qu’à l’Europe occidentale. Le développement des parlements, des cités autonomes et des nombreuses universités qui eut lieu dans l’Occident chrétien ne se produisit jamais dans l’Orient chrétien.

caius
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Message par caius Mer 8 Oct 2008 - 16:41

Cependant, dans le monde islamique aussi, la logique et la philosophie naturelle grecque ne furent jamais totalement acceptées et quel que fut leur niveau d’acceptation initial, il fut largement annulé par le très influent théologien musulman al-Ghazali (1058-1111). Al-Ghazali considérait la théologie et la philosophie naturelle comme des dangers pour la foi islamique et était sceptique quant au concept de preuve mathématique. Comme Edward Grant l'énonce, page 238:

"[Al-Ghazali] incluait la science des mathématiques dans la classe des sciences philosophiques (mathématiques, logique, science naturelle, théologie ou métaphysique, politique et éthique) et concluait que celui qui étudierait ces sciences serait 'contaminé par le mal et la corruption des philosophes. Parmi ceux qui s’adonnent à ces études, il y en a peu qui ne se détournent pas de la religion ni n’aient pas la bride de la peur de Dieu enlevée de leur tête' (Watt 1953, 34). Dans son grand ouvrage philosophique, L’Incohérence des Philosophes, al-Ghazali attaque l'ancienne philosophie, particulièrement les vues d'Aristote. Il le fait en décrivant et critiquant les idées d'al-Farabi et d'Avicenne, deux des plus importants commentateurs musulmans de la philosophie d'Aristote. Après avoir critiqué leurs opinions sur vingt problèmes philosophiques, dont l'éternité du monde, que Dieu ne connaît que le général et non le particulier et que les corps ne seront pas ressuscités après la mort, al-Ghazali déclare: “Ces théories sont toutes trois en violente opposition à l’Islam. Y croire c’est accuser les prophètes de mensonge et considérer leurs enseignements comme d’hypocrites falsifications destinées à charmer la multitude. Et c’est un blasphème scandaleux auquel aucune secte musulmane ne souscrirait » (al-Ghazali 1963, 249)."

Comme le résume Ibn Warraq dans son classique Pourquoi je ne suis pas musulman, "L’orthodoxie musulmane était cependant sortie vainqueur de sa confrontation avec la philosophie grecque. L’Islam avait rejeté l’idée que l’homme pourrait atteindre la vérité seulement par la raison pure et s’était installé douillettement dans la rassurante certitude de la révélation divine. Que l’on fasse remonter cette victoire au IX° siècle avec la conversation d’al-Ashari ou au XI° siècle avec les travaux d’al-Ghazali, elle fut, selon moi, un désastre total non seulement pour tous les musulmans, mais encore pour toute l’humanité."

Al-Ghazali, dont l’influence ne peut pas être négligée, était un musulman ultra orthodoxe pour ce qui concerne la question de l'usage de la violence contre les non musulmans. Voici ce que dit al-Ghazali sur l'importance du Jihad contre les incroyants, cité par Robert Spencer dans son excellent livre Religion of Peace?: Why Christianity Is and Islam Isn't :

"[Chacun] doit faire le jihad [ razzias ou raids guerriers] au moins une fois par an...Il est permis d’employer contre eux [les non musulmans] la catapulte quand ils sont dans une forteresse, même s’il y a parmi eux des femmes et des enfants. Il est permis de les incendier et/ou de les assoiffer...Si une personne du ahl al-kitab [Peuple du Livre] est réduite en esclavage, son mariage est [automatiquement ] annulé...Il est permis d’abattre leurs arbres...Il faut détruire leurs livres inutiles. Les jihadistes ont le droit de prendre autant de butin qu’ils le veulent...Ils peuvent prendre autant de nourriture qu’ils en ont besoin."

Un autre penseur musulman, le Nord-africain du treizième siècle Ibn Khaldun, avait une conception traditionnelle du Jihad et partageait cette profonde méfiance envers la philosophie. Edward Grant, page 242:

"Même un auteur aussi éclairé que Ibn Khaldun (1332-1406) était hostile à la philosophie et aux philosophes. Sur base de sa grande Introduction à l’Histoire (Muqaddimah), Ibn Khaldun est considéré comme le premier historien à avoir écrit une histoire du monde. Selon Franz Rosenthal: 'Le Muqaddimah fut en effet la première tentative d’analyse à grande échelle des relations de groupe qui gouvernent l’organisation politique et sociale des humains sur base de facteurs environnementaux et psychologiques' (Rosenthal 1973, 321). Tout brillant historien qu'il fut, Ibn Khaldun inclut dans le Muqaddimah un chapitre intitulé 'Réfutation de la philosophie. La corruption des étudiants en philosophie' (Ibn Khaldun 1958, 3:246-258). Dans ce chapitre, Ibn Khaldun condamne les opinions des philosophes comme mauvaises et proclame à ses compagnons musulmans que 'les problèmes de physique sont pour nous sans importance dans nos affaires religieuses ou notre mode de vie. C’est pourquoi nous devons nous en détourner' (Ibn Khaldun 1958, 3:251-252). Il considérait l’étude de la logique comme un danger pour les croyants si elle n’était pas profondément immergée dans le Coran et les sciences religieuses musulmanes pour les fortifier contre ses méthodes."

Dans mon essai en ligne The West, Japan, and Cultural Secondarity, je traite d’une idée que le penseur français Remi Brague a souligné dans son livre Europe, la voie romaine. Brague affirme que l’instinct européen pour l'autocritique et l’admiration de "l’autre" faisait largement défaut aux Musulmans. Ils traduirent des ouvrages à partir du grec et d’autres langages comme le Sanskrit et le Perse mais généralement ils ne conservèrent pas les originaux. Cela rendait les "renaissances," le fait de revenir aux sources pour les réinterpréter, impossibles dans le monde islamique. Il cite Ibn Khaldun dans le passage suivant du Muqaddimah (prolégomènes) :

"... Mûs par le désir de connaître les sciences (des autres peuples), ils (Les Musulmans) firent traduire en arabe les traités qui les renfermaient, et, pour réunir ces renseignements nouveaux à leurs propres sciences, ils les remanièrent dans les mêmes moules dont ils s’étaient servis pour façonner leurs premières spéculations. Ayant dépouillé ces traités de leurs vêtements étrangers, afin de les habiller à l’arabe, ils firent tant de progrès dans leurs études qu’ils surpassèrent leurs modèles. Dès lors les originaux de ces livres, de ces textes en langue étrangère, tombèrent dans l’oubli et n’obtinrent pas plus de considération qu’une ruine abandonnée, qu’un nuage de poussière chassé par le vent ; et toutes les sciences se trouvèrent exposées dans le langage des Arabes et consignées dans des recueils dont l'écriture était celle de ce peuple. Ils pouvaient maintenant se passer de tous les autres langages puisqu’ils avaient disparu et qu’ils ne présentaient plus d’intérêt"

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Message par caius Mer 8 Oct 2008 - 16:42

La logique resta une matière secondaire de la théologie scolastique (kalam) et pour la plupart des écoles religieuses islamiques mais l’hostilité envers la philosophie était suffisamment forte pour inciter les philosophes à garder un profil bas. Ceux qui l’enseignaient le faisaient souvent en privé et non au sein d’institutions officielles. Lisons Edward Grant dans Science and Religion, page 239:

"A la suite des traductions des premiers siècles de l’Islam, la philosophie grecque, surtout celle d’Aristote, reçut son plus ferme soutient d’un certain nombre d’individus éparpillés dans le monde islamique. Comme nous l’avons déjà mentionné, al-Kindi, al-Razi, Ibn Sina et Ibn Rushd furent parmi les plus grands philosophes islamiques. Tous furent, d’une manière ou d’une autre, persécutés. Le cas d’Al-Kindi nous révèle d’importants aspects de la vie intellectuelle dans l’Islam. Le premier des commentateurs islamiques d’Aristote, al-Kindi fut d’abord accueilli favorablement par deux califes (al-Mamun et al-Mutassim) mais sa chance tourna court avec al-Mutawwakil, le calife sunnite précédemment mentionné. Selon Pervez Hoodbhoy, 'Il ne fut pas difficile aux oulémas [théologiens] de convaincre le souverain que le philosophe avait des croyances très dangereuses. Mutawwakil ordonna bientôt la confiscation de la bibliothèque personnelle de l’érudit... Mais ce n’était pas tout. Le philosophe musulman de soixante ans reçut aussi cinquante coups de fouet sous les yeux d’un vaste public. Les observateurs qui rapportèrent cet évènement disent que la foule manifestait son approbation à chaque coup de fouet' (Hoodbhoy 1991, 111). Les autres érudits furent eux aussi soumis à diverses formes de persécution et nombre d’entre eux durent fuir pour se sauver."

La situation était radicalement différente dans l’Occident Latin. Il y eut bien des oppositions sporadiques à l’usage de la raison et une tentative d’interdire l’œuvre d’Aristote à l’Université de Paris au treizième siècle mais ce mouvement fut de courte durée et échoua partout. Par la suite il n’y eut plus de tentative de bannir l’usage de la logique et de la philosophie naturelle per se, bien qu’il y ait eut bien évidemment des critiques dirigées contre des interprétations spécifiques. "Après les années 1240 et pendant le reste de Moyen-Age, des attaques contre la raison auraient été considérées comme incongrues et inacceptables."

Par contraste, l’Islam est en principe une théocratie dans laquelle la religion et l’état forment une entité unique. Les écoles islamiques, ou madrasas, enseignent généralement la " science Islamique", c’est à dire la théologie, la grammaire arabe, le Coran et les hadiths etc. La philosophie des Grecs et des autres non musulmans était qualifiée de " sciences étrangères " et ne fut jamais intégrée au curriculum de base. Grant encore, page 243:

"[Les madrasas] avaient pour mission première l'enseignement de la religion islamique et portaient peu d'intérêt aux sciences étrangères, qui, comme nous l'avons vu, comprenaient les sciences et la philosophie provenant des Grecs. Les matières analytiques provenant des Grecs n’avaient certainement pas un statut égal à celui des matières religieuses et théologiques. Et effectivement, les sciences ne jouèrent qu’un rôle assez marginal dans les madrasas alors qu’elles étaient au cœur de l’éducation supérieure islamique. Seules les matières qui explicitaient le Coran ou les lois religieuses étaient enseignées. L’une de ces matières était la logique qui avait été jugée utile non seulement en sémantique mais aussi pour éviter les erreurs ou les inférences. La fonction de base des madrasas restait néanmoins de 'préserver la connaissance et de défendre l'orthodoxie' (Mottahedeh 1985, 91). En Islam, la plupart des théologiens ne considéraient pas la philosophie naturelle comme une matière utile à une meilleure compréhension de la religion. Au contraire, elle était généralement considérée comme une matière susceptible de subvertir la religion musulmane et donc potentiellement dangereuse pour la foi. La philosophie resta toujours une discipline secondaire en terre d'Islam et ne fut jamais institutionnalisée au sein du system éducatif comme elle le fut dans la Chrétienté latine."

La philosophie naturelle grecque fut au contraire totalement intégrée au curriculum universitaire en Europe. Comme l’explique Grant, page 244-245:

"Il est important de souligner que non seulement les théologiens formés dans les universités acceptèrent et embrassèrent complètement la discipline de la philosophie naturelle mais que beaucoup, si pas la plupart, furent des contributeurs enthousiastes et actifs à la littérature de la philosophie naturelle. Il est pour cette raison parfaitement approprié de les appeler des « théologiens- philosophes naturels. » Ils étaient à l’aise dans les deux disciplines et tenaient à importer autant de philosophie naturelle que possible dans la résolution des problèmes théologiques, tout en repoussant la tentation de théologiser la philosophie. Cela explique pourquoi certains des théologiens médiévaux peuvent être mis sur le même pied que les meilleurs des philosophes naturels laïcs, comme Jean Buridan et Albert de Saxe. Certains théologiens, comme Albertus Magnus et Nicole Oresme, leurs étaient même clairement supérieurs. Par leurs actions, les théologiens occidentaux contribuèrent pleinement au développement et à la dissémination de la philosophie naturelle. Ils rendirent possible l’institutionnalisation de la philosophie dans les universités de la fin du Moyen Age et donc sa diffusion à grande échelle. Rien de tel ne se produisit dans l’Empire byzantin ou dans l’Islam."

L’un des plus importants avantages dont jouissait l’Europe Catholique durant cette période était la séparation de l’église et de l’état. Edward Grant, page 246-247:

"[Les Byzantins et les Musulmans] payèrent chèrement d’avoir échoué à séparer l’église et l’état. Dans les deux sociétés, la philosophie naturelle d’Aristote était considérée potentiellement dangereuse parce qu’elle embrassait des idées et des concepts hostiles aux deux religions et parce que souvent l’on estimait que les érudits qui se concentreraient trop sur la philosophie naturelle négligeraient la religion ou en viendraient à la considérer comme inférieure à la philosophie. L’incapacité de l’Islam à séparer l’église de l’état annula l’avantage institutionnel qu’il avait sur la Chrétienté occidentale. Là où cette dernière était organisée comme une religion centralisée, hiérarchique avec un seul individu - le Pape – détenant le pouvoir suprême, l’Islam était une religion décentralisée sans structure hiérarchique. Le pouvoir dont disposaient les chefs religieux locaux ils le tiraient de l'appui de leurs coreligionnaires. Dans ces conditions, nous aurions pu nous attendre à ce que la liberté de questionnement et l’éclosion d’une florissante et durable philosophie naturelle se soient plutôt développés au sein de la religion musulmane décentralisée que dans celui de l’Eglise Catholique ultra centralisée de l’Europe de l’Ouest. Comme nous le savons maintenant, c’est exactement l’inverse qui se produisit : l’Occident développa une philosophie naturelle débridée tandis qu’en Islam la philosophie naturelle devint une discipline secondaire et suspecte dont l’étude pouvait même s’avérer dangereuse."

Le système universitaire européen n’avait pas de réel équivalent dans aucune des autres civilisations majeures du monde à l’époque. Comme Toby Huff l’énonce dans son ouvrage, page 234:

"Nous ne devrions pas non plus sous-estimer l’ampleur du pas qui fut accompli quand il fut décidé (suivant en partie l’ancienne tradition) de faire de l’étude de la philosophie naturelle et de l’ensemble des aspects du monde de la nature une entreprise officielle et publique. Si cela semble une évidence, c'est dû à notre eurocentrisme qui oublie que l’étude des sciences naturelles et de la philosophie était bannie dans les collèges islamiques du Moyen Orient et que ce genre de recherche ne pouvait être entrepris que soigneusement à l’abri des regards. Tout comme en Chine, il n’existait pas d’institutions vouées à l’enseignement autonomes ou indépendantes de la bureaucratie officielle ; celles qui existaient étaient complètement à la merci de l’état central. Les philosophes n’y eurent pas non plus la liberté de définir eux-mêmes le programme de l’enseignement, contrairement à l’Occident."

Edward Grant met en lumière le rôle joué par le système universitaire dans la préparation du terrain pour la future Révolution Scientifique. Il conclut page 248:

"Sans la séparation de l’église et de l’état et le développement qui s’ensuivit, l’Occident n’aurait pas donné naissance à une philosophie si profondément enracinée, qui se dissémina à travers toute l’Europe grâce à un réseau très étendu d’universités et qui posa les fondations des grandes découvertes scientifiques faites au seizièmes et dix-septièmes siècles, découvertes qui se sont poursuivies jusque de nos jours."

Pour deplus amples informations sur la tradition scientifique occidentale à partir du seizième siècle : The Scientists: A History of Science Told Through the Lives of Its Greatest Inventors par John Gribbin est passionnant et facile à lire.

Toby E. Huff dans son excellent The Rise of Early Modern Science: Islam, China and the West, adopte le jugement de Grant quant l’importance du système universitaire. Huff, page 344 :

"Car un examen dépassionné du bagage éducatif des scientifiques majeurs depuis le quinzième jusqu’au dix-septième siècle montre que la grande majorité d’entre eux étaient des universitaires. Comme John Gascoigne l’a montré : 'Environ 87% des scientifiques européens nés entren1450 et 1650 [qui furent] jugés dignes d’être inclus dans le Dictionary of Scientific Biography étaient des universitaires.' Plus important encore : 'Non seulement une grande proportion de ce groupe était formé d’universitaires mais ils occupèrent souvent des postes au sein d’une université.' Pour la période 1450-1650 ce fut 45 % des cas et pour la période 1450-1550, ce fut 51 %. Quand on parle de tel ou tel scientifique, il faut immédiatement reconnaître que Copernic, Galilée, Tycho Brahe, Kepler et Newton étaient tous les extraordinaires produits des universités européennes apparemment procustéennes (NDLR : tendant à produire une stricte conformité) et prétendument scolastiques. En résumé, le rôle sociologique et historique de l’université en tant que lieu institutionnel de science et incubateur de la pensée scientifique et critique a été largement sous-estimé."


Rien de tel n’existait dans le monde islamique. En Espagne et au Portugal, les universités ne purent être établies qu’après la reconquête par les Chrétiens. Huff, page 212:

"Si l’Espagne était demeurée une terre d’Islam au cours des siècles suivants, disons jusque l’époque de Napoléon, elle aurait gardé tous les défauts idéologiques, légaux et institutionnels de la civilisation islamique. Une Espagne dominée par la loi islamique aurait été incapable de fonder de nouvelles universités basées sur le modèle européen de gestion autonome légale, tout comme les corporations n’existent pas dans la loi islamique. Qui plus est, le modèle islamique de l’éducation reposait sur la primauté absolue du fiqh, des études légales et de la norme de la préservation des grandes traditions du passé. Cela se reflétait symboliquement dans l’ijaza, l’autorisation de transmettre les connaissances du passé, donnée à titre personnel par un maître à un disciple, une tradition très différente de celle de l’Occident où un diplôme décerné par une collectivité certifie (via des examens) l’acquisition des connaissances. En fait, la fondation des universités espagnoles au treizième siècle, d’abord à Palencia (1208-9), Valladolid, Salamanca (1227-8), etc., eut lieu dans les zones chrétiennes de longue-date, et les universités furent modelées d’après les constitutions de Paris et Bologne."

Il y a aussi ici un important aspect théologique en ce que les Musulmans voyaient généralement Dieu comme imprévisible tandis que tant les Chrétiens que les Juifs pouvaient plus facilement se représenter Dieu comme prévisible puisqu’il avait créé le monde en accord avec les lois logiques de la nature, lesquelles pouvaient être découvertes et comprises par les humains. Toby E. Huff, page 116:

"En bref, les Européens médiévaux avaient façonné une image de l’homme tellement empreinte de raison et de rationalité que les spéculations philosophiques et théologiques devinrent de passionnants domaines de recherches dont les résultats furent loin d’être prévisibles, ou orthodoxes, à la consternation de certains. De plus, cette spéculation théologique et philosophique avait lieu au sein des citadelles de la connaissance de l’Occident, c’est-à-dire, dans les universités. Non seulement la théologie Chrétienne avait équipé l’homme de nouveaux outils relatifs aux méthodes et motivations mais lui avait aussi conféré de nouvelles capacités de raisonnement qui ne connurent pas de limites."

Il est triste qu’en ce début du 21ième siècle, on puisse estimer que ce système universitaire ne fonctionne plus aussi bien qu’autrefois. Comme Ibn Warraq le pointe dans son excellent livre Defending the West:

"L’Occident cédant au politiquement correct et se laissant corrompre par l’argent des Saoudiens et des autres pays arabes, cesse de respecter le but premier de l’université. Ces dernières années, l’Arabie saoudite et d’autres pays islamiques (Brunei par exemple) ont fondé des chaires d’études islamiques au sein de prestigieuses universités occidentales qui ont ensuite été encouragées à présenter une image favorable de l’Islam. La Recherche scientifique en vue de découvrir la vérité objective ne semble plus y être la finalité. L’examen critique des sources du Coran est découragé. Des chercheurs comme Daniel Easterman ont même perdu leurs postes pour ne pas avoir enseigné sur Islam de la manière approuvée par l’Arabie saoudite. En décembre 2005, les universités de Georgetown et Harvard ont toutes deux accepté $ 20 millions du prince saoudien Alwaleed bin Talal pour des programmes d’études islamiques. Le Carter Center, fondé par l’ancien président Jimmy Carter, est partiellement financé par bin Talal. Cet argent ne peut que corrompre la mission originelle de toutes les institutions supérieures d’éducation, à savoir, la recherche de la vérité. Maintenant, nous n’aurons plus que la "vérité islamique" qui soit acceptable pour la famille royale saoudienne, une famille qui finance le terrorisme, la haine de l’occident et l’antisémitisme depuis plus de trente années."

C’est de la corruption et de l’intimidation, mais même avant cela, les universités occidentales semblaient déjà de plus en plus soucieuse de déconstruire leur propre civilisation et de faire l’apologie des cultures et des régimes les plus barbares de la terre. Il ne s’agit naturellement pas d’une vérité universelle. De grandes choses sont encore accomplies au sein des universités occidentales, M. Grant lui-même en est la preuve vivante. Mais il est difficile de nier le fait qu’il y a un déclin de la libre pensée et de la bonne érudition. Savoir exactement comment cela est arrive, comment d’un grand avantage comparatif le système universitaire occidental est devenu quelque chose qui commence à ressembler à un problème est une question intéressante mais qui devra faire l’objet d’un essai séparé. Quoi qu’il en soit, Edward Grant a fait un excellent travail en nous rappelant à quel point il fut unique.

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L’héritage de Byzance Empty Re: L’héritage de Byzance

Message par _Spin Mar 20 Jan 2009 - 17:04

Bonjour,

Il est connu que la civilisation islamique a été à la pointe de la civilisation pendant 2 ou 3 siècles. Elle le en grande partie à l'école dite mutazilite, qui relativisait la Révélation et privilégiait la raison (et à une certaine liberté, voir ici). A un certain moment, les critiques de la Révélation sont devenues tellement lourdes qu'il a fallu choisir, ou la Révélation, ou la Raison. On a donc choisi la Révélation...

L'Occident chrétien a pris la tête de la Civilisation à partir du moment où il a, à son tour mis la raison au premier temps (concrètement, selon moi, à partir du moment où on a admis que Moïse n'avait pu écrire le Pentateuque).

Les islamistes se réclament souvent de cette période brillante de l'Islam pour le justifier, seulement ce qu'ils préconisent par ailleurs, c'est très précisément ce qui a bousillé cette période brillante...

à+

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