L'ombre du désir
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L'ombre du désir
L’ombre du Désir…
Au bout de ce chemin se trouvait une pure obscurité. J’étais cette lueur qui cherchait à s’y frayer un passage. Les ténèbres devaient être repoussées. J’étais grisé, électrisé mais effrayé par cet espace vacant, ce vaste espace qui ne pouvait être laissé vide. Il me fallait le bâtir, pour obéir à la pressente tyrannie de ma semence.
J’étais devenu l’architecte d’un édifice. Mes gestes le modelaient. Je matérialisais ainsi des pans de ma vie, j’habitais l’instant et procurais un corps et un visage au vivant. J’avais ainsi rassemblé mes désirs pour les concentrer sur mon action.
Je m’étais souvenu de mes questionnements et de mes préoccupations passées, je les avais éclairés par le présent, dégageant la personne que je pensais être de celle que je pensais avoir été. Cette rupture apparente me permettait de puiser dans mes forces créatives, peut-être n’était-elle que prétexte à leur obéir, pour mon plaisir de les éprouver, d’en être le témoin.
Il n’existait qu’une seule voie ; celle que je déciderais de prendre. Parce que je goûtais son intensité je la jugeais bonne. Ce que j’avais découvert, déterminé à faire ma propre connaissance, c’est un bouillonnement de pulsions, d’émotions et d’antagonismes, ajoutés à mon ardent désir de leur donner un sens comme quantité de fleurs éparpillées dont on déciderait de faire un bouquet.
***
Ce don surpassait tous les autres. Il s’illustrait par sa plus parfaite gratuité car il était destiné à la Nature. Je réglais ma dette envers elle et ce jour était béni. Je découvrais le sens de cette longue attente qui avait produit chez moi une vive impatience. Le manque, autrefois si prégnant, si intolérable, m’avait finalement conduit jusqu’à ce point où je serais devenu compétent dans l’art de donner, de me donner.
J’avais travaillé, étudié, investigué, en aveugle, et ce travail avait été jalonné de courageux paris. Peut-être était-ce là une forme de renaissance désirée de longue date par des instances invisibles.
Il avait été difficile de trouver ma place, de réussir à m’inscrire harmonieusement au sein du groupe tout en occupant l’ensemble de mon propre espace. J’avais appris à me départir d’une excessive virilité pour adoucir mes pulsions destructrices.
Je découvrais une force dénuée de dureté, de raideur et même de violence. Cette souplesse semblait permettre l’émergence d’une masculinité plus efficiente. Là où le mâle persistait à se mesurer à ses semblables afin de s'éprouver, le masculin semblait produire en lui-même cette somme de frottements qui me permettaient de jouir de mon intériorité.
J’étais ainsi devenu le consciencieux serviteur d’une individualité naturelle et souveraine et je tentais de dégager l’originalité de ses propriétés. Je réalisais de quelle sorte était la perfection de la Nature ; elle n’était ni bonne ni mauvaise et c’est pourquoi elle était parfaite. Elle donnait à chacun un rôle. L’escroc comme le saint avaient un destin à accomplir, et c’est à l’endroit où elle placerait leur pouvoir personnel que se situerait le bien. Ici, j’étais bien déterminé à jouer mon propre rôle.
***
L’affaire qui me concernait avait pris sa source dans les hautes régions célestes. Les habitants qui y séjournaient semblaient s'être matérialisés pour me servir de guides. J’avais tourné mon regard vers le ciel et par un jeu de reflets, c’était la terre que ces créatures s'évertuaient à me montrer du doigt.
Le ciel pouvait être terrifiant, je n’aurais pu autrefois certifier la pertinence de mes paris tant le chemin que j’avais entrepris était ambigu. Je devais enterrer mes superstitions sans pour autant annihiler la puissance de ma foi. Je savais pourquoi j’avais désiré me défaire de cette quantité de croyances ; je devais à présent croire en mes moyens, et sur cette terre vierge, semer la graine de mon émancipation.
Fort heureusement, j’étais riche d’une histoire, celle d’un homme, d’un chercheur et d’un guerrier qui avaient rencontré quantité de difficultés. Cette histoire qui me nourrissait, je décidais de la raconter.
J’avais jusque-là participé à un mythe collectif et il m’avait fallu comprendre pourquoi il m’avait été si difficile de m’en affranchir ; je m’étais vu le nourrir naïvement, je lui avais donné vie, jour après jour, cherchant à vaincre les créatures imaginaires dont il faisait le récit. Là, des démons, des ignorants, des sages et des dieux semblaient s’être entretenus. Pour m’être inscrit dans leurs spéculations, je m’étais vu occuper un rôle fluctuant au sein de leur hiérarchie.
***
Le ciel et la terre sur lesquels j’avais cherché à m'appuyer, la frontière qui était censée les départager, mais encore le sentiment de l’avoir traversée me paraissaient concerner une réalité encore trop abstraite. Pourtant, quelque chose dans cette ambivalence semblait structurer ma réflexion, c’était donc peut-être qu’elle possédait une forme de matérialité et peut-être de nécessité. Elle semblait en un sens me tendre un miroir, tout comme si je m’étais adressé à un petit frère avec la prétention de l’éduquer. J’éclairais ses pas afin de le mener jusqu’à moi. Je lui disais : « voilà ce que j’ai compris, et voilà ce que tu comprendras ». Chacun de mes conseils, chacun de ces « il faut » qui ponctuaient mes considérations sur une forme supposée réelle de justesse semblaient s’adresser à lui. C’est comme si j’avais compris quelque chose, quelque chose qui devait être compris. Mais, qu’était-ce donc ? Là devait se trouver sans doute mon affaire, l’affaire d’une vie, l’affaire concernant le comment bien mener sa vie. C’était à l’attention de qui ignorait supposément son essence, à l’attention de mon petit frère, que je dévoilais cette quantité de secrets.
Ce frère exigeait d’être constamment nourri. Son oreille coïncidait exactement avec ma langue. Notre rapport contenait-il même peut-être le principe de la parole. Il n’avait donc pas été question pour moi de franchir une frontière, mais plutôt de continuellement la franchir, comme si un avant et un après se redéfinissaient à mesure que je murissais, à mesure qu’ensemble, mon frère et moi grandissions, nous suivant l’un et l’autre à la trace.
Je bâtissais pour moi-même une passerelle, pour ce petit frère, une passerelle qui se devait d’être pragmatique et sage. Ce frère me faisait don de son immaturité, de ses doutes et de ses peurs, et c’est pourquoi je voulais le guider, le rassurer et le nourrir comme on le ferait pour un enfant encore incapable par lui-même de faire face aux difficultés de la vie.
***
J’avais deux âmes, j’étais à la fois langue et oreille. Cet échange m’accompagnait, me procurait un sentiment de sécurité. Il produisait des lois apparentes qui semblaient pouvoir me gouverner. Je me reposais sur cette illusion. Ces lois, prétendument écrites dans le ciel, semblaient avoir une existence au-delà de moi, elles allégeaient cette pesante liberté de choix et s’évertuaient à démontrer leur nécessité.
Ces lois prétendaient se tenir à ma disposition en cas de difficultés à venir. J’héritais tout à la fois de cette capacité à m’y inscrire et de cette aptitude à les édifier. Par cette capacité apparente à m’y inscrire j’étais homme, par celle de les édifier j’étais Dieu. J’étais donc un passage, un avenir et un passé, je transitais sur les degrés de la conscience collective tout en faisant l’ascension d’un Homme dont j’entretenais avec mes pairs le principe éternel. Cet Homme abstrait, idéal et immortel, intégrait et synthétisait mes aspirations. Là étaient exorcisées mes peurs, là se tenait le dialogue entre anges et démons, dialogue par lequel je m’évertuais à découvrir la véritable consistance de cet être.
***
Malgré sa nature abstraite, je revendiquais le lien de cet homme avec la terre. D’ailleurs, il n’en était pas dénué, loin de là, et c’est peut-être pourquoi il m’avait été si difficile de faire la part des choses. Conduit par un désir vigoureux de fuir toute matérialité, j’avais concentré en lui tout ce qui pouvait se trouver de plus fantasmagorique dans mon esprit. Ce n’était pas le principe d’ascension qu’il contenait que j’avais fini par récuser, mais cette soif pour des hauteurs coupées de ma nature terrestre, cette soif pour un autre monde amputé de la sagesse innée de la terre et du corps.
L’immortalité de cet Homme prenait au contraire sa source dans l’éphémère, dans l’extinction inéluctable de ce corps bien tangible, de cette chair où s’étaient condensées et structurées quantité de forces appartenant à l’Univers. Parce que j’étais mortel, et parce que je cherchais ma continuation, je renfermais grossièrement ma présence dans mes actions créatives, je tentais de la propulser dans l’avenir, dans cet immortel, dans cette forme humaine que chaque génération s’évertuait à remodeler.
J’avais cessé de vivre dans l’attente et dans l’espoir de l’avènement d’un monde plus parfait, celui-ci était tout ce que j’avais. Cette indigence était devenue ma richesse, et puisqu’il n’existait pas d'autre bien plus précieux, j’en étais venu à cesser de le gaspiller.
***
Ce monde s’était opposé à un idéal. Il s’était encombré des fautes virtuellement inexistantes dans l’autre monde dont la réalité persistait de par le désir que j’en avais. Plus que de retirer à cette chimère les imperfections de ce monde ci, je m’étais complu à la doter des attributs les plus inimaginables. Et plus ces attributs cherchaient à en évoquer l’extraordinaire perfection, plus les défauts de ce monde ci me semblaient évidents.
Mes désirs n’étaient pourtant pas indissociables de l’autre monde, c’est pour avoir trouvé le moyen de les rassembler ici-bas que la terre en était venue à me révéler ses richesses.
Ce négatif de mon insatisfaction existait par le présage de l’existence de ma joie future en ce monde ci. Tout ce qui se trouvait de plus attrayant et qui pour le moment était confiné dans le ciel, n’existait que dans le regard que j’apprendrais à poser sur les choses et qui pour l’instant ne pouvait se poser que sur lui ; cette beauté qui se trouvait en moi-même allait se miroiter dans les objets que je pénètrerais, que j’habiterais, afin de renouer avec la vivante complémentarité entre le regard et les formes, entre l’esprit et la matière.
J’avais neutralisé cette céleste soif qui captait mes désirs en les privant de la terre qui les aurait exaucés. Avoir vidé l’autre monde de sa substance était sans doute la cause de la découverte du trésor qu’était celui-ci, car cette substance imaginaire avait confisqué quantité de mon énergie vitale. A présent que je connaissais la direction vers laquelle la tourner, je cesserais d’être accaparé par de vaines espérances.
Ce monde ci renfermait une vie secrète, j’avais eu tort de croire que le mystère ne procédait pas de lui. Les anciens n’avaient pas tout emporté, au contraire, quelque chose d’inerte se trouvait toujours là, à ma disposition, dans l’attente que je découvre mes talents de sculpteur.
***
A ce jour, je commençais à habiter la matière. Cela n’avait pas toujours été le cas. Par la manière dont elle se prêtait maintenant à mes manipulations, par la façon dont je pouvais à présent l’agencer, elle se révélait plus tangible.
Ma volonté semblait s’être libérée de son impuissance à bâtir. Ce désir primitif de construire communiquait avec mes hauteurs, et bien qu’insaisissable, le ciel s’alliait maintenant au monde matériel, et par un jeu de rapport mutuel, matérialisait l’offrande faite à mon âme.
Sans doute aurais-je pu contester l’existence de cette âme, mais par la matière que je manipulais, je pouvais sentir sa timide présence comme origine de ce travail. Ainsi lestée, elle s’allégeait de son inconsistance pendant que la terre venait à l'enserrer.
Les esprits, les Dieux, les démons et les anges, toutes les créatures visibles et invisibles étaient invitées à s’y rassembler. J’escaladais leurs degrés, les rencontrais, les perdais de vue puis les rencontrais à nouveau, transfigurées. A chaque nouvelle rencontre avec ces créatures, c’est une nouvelle histoire qui se racontait, une nouvelle aube ; assoiffé tels que je l’étais, j’allais au-devant d’elles pour les prier de se montrer.
***
Influencé pas des ancêtres de renom, j’avais prêté un serment mensonger. Je pris la décision de me défaire des séductions illusoires de ce monde afin de connaître le goût du divin. Les plaisirs d’ici-bas avaient été bannis, substitués par l’espoir de connaître des joies à nulles autres pareilles. Pour les conquérir, j’étais devenu un renonçant, un ermite.
Par un renversement, l’autre monde aurait pourtant cessé de m’éblouir, et mon désir vital découvrirait sa véritable demeure, la terre, ce lieu où ma volonté avait un pouvoir et où la parole avait un sens. Je cessai d’être déchiré par cette ambivalence entre corps et esprit, je m’encrais dans le réel, dans cette matière féconde où agir, aimer et désirer n’étaient pas vains.
C’est pour avoir désiré plus que de raison que mon séjour était maintenant emprunt du goût d'un paradis retrouvé. Mon ciel, bâti sur la chute de la matière, la parfumerait du désir ardent que j’avais eu pour lui. Voilà peut-être pourquoi cette chute avait été nécessaire, pour me conduire à devenir sensible à ce parfum.
Petit, la Nature m’avait donné la jouissance inconsciente du monde, cette jouissance dont plus tard elle me priverait. C’est encore plus après qu’elle me la rendrait, empreinte de la saveur d’une conquête.
Je m’étais ainsi éveillé au don inestimable qu’elle m’avait fait. Certes, dans ce difficile intermède, le manque avait été cruel, mais l’éclat de cet éveil serait à la mesure de cette cruauté. La puissance de cette soif me rendrait sensible à la saveur de l’eau, celle des rivières, des ruisseaux.
J’avais en fin de compte jugé trop hâtivement mon serment de bannir tout désir pour les objets d’ici-bas. A l’heure où je cherchais à les apaiser de la manière la plus élémentaire et brutale qui soit, ce détachement avait été essentiel. Le désir était un moteur et tous les êtres en étaient pourvus, mais en tant que tel, il devait être transfiguré, tout comme devait également l’être la nature des objets convoités jusqu’ici.
***
Ma soif pour l’autre monde n’avait pas été générée par le manque mais par l’insatisfaction. Même Dieu avait eu le désir de créer le monde, et s’il l’avait fait c’est parce que d’une façon ou d’une autre quelque chose manquait.
Là où mon désir était insatisfait, le manque était amertume, mais là où il ne l’était pas, il était un moteur.
Cette amertume m’avait conduit à chercher coûte que coûte les moyens de la dissiper, et c’est peut-être pourquoi j’avais répondu à la moindre sollicitation susceptible de l’abolir ; de là ma recherche effrénée de distractions.
En laissant infuser ce manque, peut-être se serait-il apaisé, peut-être aurais-je découvert son objet et sa raison d’être.
Impatient comme je l’étais, je convoitais la moindre goutte d’eau pour rapidement éteindre ce feu. Combien ces plaisirs futiles étaient de peu d’effets sur son ardeur !
J’avais eu tort de vouloir l’éteindre, j’aurais dû le couver, j’aurais dû utiliser sa chaleur pour fondre l’objet de mon désir.
Sa brûlure était un appel, je devais comprendre à quel point son existence était indispensable, à quel point l’ignorer était folie.
Je devais m’éveiller à l’essence intime de ce feu, à cette douce incandescence produite par l’équilibre entre désir et manque, principe qui ferait émerger au beau milieu du tumulte de l’océan une île, mon île, patiente création ordonnée par ce feu délicat autrefois dévorant.
Diminuant la quantité de bois pour ne pas trop hâter sa combustion, usant d'un bouffadou pour au contraire l'attiser, j’avais appris à le maîtriser, je savais à quelle distance m’en tenir, pour ne pas me brûler, pour jouir de cette voluptueuse chaleur.
Épilogue
Il n’y- a plus personne là-bas, de l’autre côté du pont, personne d’autre que soi-même. Du plus après je m’attends. Un vent puissant a jeté au loin ma semence, dans cette obscurité où rien n’a pour le moment grandi. Si, une pousse timide et fragile, animée d’un puissant désir de vivre. Elle décidera d’ignorer ses craintes, pour se permettre de grandir, malgré tout, pour accomplir les desseins de la Nature.
Je me ferai vie, je me ferai substance et action, pour nourrir mon grand frère, ce frère qui n’est pas encore né. En aval de moi-même, il m’attend.
Il m’explique que la Nature m’a muni d’un pouvoir suffisant, qu’il en est le garant. Sur son visage se trouvent des rides, marques sacrées et preuves de sa solidité, preuve de sa victoire ne serait-ce que pour ne pas avoir succombé à ses défaites. Mais en réalité, plus loin, point d’échec, mais un constat sur une suite continue de carrefours plus anciens où les choix se résorbent dans l’affirmation d’un seul.
D’un coup d’œil, j’enjambe le présent. Là se trouve une histoire déjà écrite, histoire qui sera un dépassement de celle-ci. Je lance des paris. Gagnés ils me conforteront dans mes choix, perdus, ils m’en feront changer. Mais au plus loin du présent persiste le tracé d’une route, parfois droite, parfois sinueuse, une route qui ne sera qu’elle-même, de laquelle rien ne pourra être soustrait et à laquelle rien ne pourra être ajouté.
Du plus loin, mon grand frère fête mes choix, il me dit que quelque soient mes décisions j’ai raison de les prendre. Par sa capacité à contempler l’ensemble du chemin, il m'assure que l'allure et la direction de mon pas me conduiront sain et sauf jusqu'à lui.
Au bout de ce chemin se trouvait une pure obscurité. J’étais cette lueur qui cherchait à s’y frayer un passage. Les ténèbres devaient être repoussées. J’étais grisé, électrisé mais effrayé par cet espace vacant, ce vaste espace qui ne pouvait être laissé vide. Il me fallait le bâtir, pour obéir à la pressente tyrannie de ma semence.
J’étais devenu l’architecte d’un édifice. Mes gestes le modelaient. Je matérialisais ainsi des pans de ma vie, j’habitais l’instant et procurais un corps et un visage au vivant. J’avais ainsi rassemblé mes désirs pour les concentrer sur mon action.
Je m’étais souvenu de mes questionnements et de mes préoccupations passées, je les avais éclairés par le présent, dégageant la personne que je pensais être de celle que je pensais avoir été. Cette rupture apparente me permettait de puiser dans mes forces créatives, peut-être n’était-elle que prétexte à leur obéir, pour mon plaisir de les éprouver, d’en être le témoin.
Il n’existait qu’une seule voie ; celle que je déciderais de prendre. Parce que je goûtais son intensité je la jugeais bonne. Ce que j’avais découvert, déterminé à faire ma propre connaissance, c’est un bouillonnement de pulsions, d’émotions et d’antagonismes, ajoutés à mon ardent désir de leur donner un sens comme quantité de fleurs éparpillées dont on déciderait de faire un bouquet.
***
Ce don surpassait tous les autres. Il s’illustrait par sa plus parfaite gratuité car il était destiné à la Nature. Je réglais ma dette envers elle et ce jour était béni. Je découvrais le sens de cette longue attente qui avait produit chez moi une vive impatience. Le manque, autrefois si prégnant, si intolérable, m’avait finalement conduit jusqu’à ce point où je serais devenu compétent dans l’art de donner, de me donner.
J’avais travaillé, étudié, investigué, en aveugle, et ce travail avait été jalonné de courageux paris. Peut-être était-ce là une forme de renaissance désirée de longue date par des instances invisibles.
Il avait été difficile de trouver ma place, de réussir à m’inscrire harmonieusement au sein du groupe tout en occupant l’ensemble de mon propre espace. J’avais appris à me départir d’une excessive virilité pour adoucir mes pulsions destructrices.
Je découvrais une force dénuée de dureté, de raideur et même de violence. Cette souplesse semblait permettre l’émergence d’une masculinité plus efficiente. Là où le mâle persistait à se mesurer à ses semblables afin de s'éprouver, le masculin semblait produire en lui-même cette somme de frottements qui me permettaient de jouir de mon intériorité.
J’étais ainsi devenu le consciencieux serviteur d’une individualité naturelle et souveraine et je tentais de dégager l’originalité de ses propriétés. Je réalisais de quelle sorte était la perfection de la Nature ; elle n’était ni bonne ni mauvaise et c’est pourquoi elle était parfaite. Elle donnait à chacun un rôle. L’escroc comme le saint avaient un destin à accomplir, et c’est à l’endroit où elle placerait leur pouvoir personnel que se situerait le bien. Ici, j’étais bien déterminé à jouer mon propre rôle.
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L’affaire qui me concernait avait pris sa source dans les hautes régions célestes. Les habitants qui y séjournaient semblaient s'être matérialisés pour me servir de guides. J’avais tourné mon regard vers le ciel et par un jeu de reflets, c’était la terre que ces créatures s'évertuaient à me montrer du doigt.
Le ciel pouvait être terrifiant, je n’aurais pu autrefois certifier la pertinence de mes paris tant le chemin que j’avais entrepris était ambigu. Je devais enterrer mes superstitions sans pour autant annihiler la puissance de ma foi. Je savais pourquoi j’avais désiré me défaire de cette quantité de croyances ; je devais à présent croire en mes moyens, et sur cette terre vierge, semer la graine de mon émancipation.
Fort heureusement, j’étais riche d’une histoire, celle d’un homme, d’un chercheur et d’un guerrier qui avaient rencontré quantité de difficultés. Cette histoire qui me nourrissait, je décidais de la raconter.
J’avais jusque-là participé à un mythe collectif et il m’avait fallu comprendre pourquoi il m’avait été si difficile de m’en affranchir ; je m’étais vu le nourrir naïvement, je lui avais donné vie, jour après jour, cherchant à vaincre les créatures imaginaires dont il faisait le récit. Là, des démons, des ignorants, des sages et des dieux semblaient s’être entretenus. Pour m’être inscrit dans leurs spéculations, je m’étais vu occuper un rôle fluctuant au sein de leur hiérarchie.
***
Le ciel et la terre sur lesquels j’avais cherché à m'appuyer, la frontière qui était censée les départager, mais encore le sentiment de l’avoir traversée me paraissaient concerner une réalité encore trop abstraite. Pourtant, quelque chose dans cette ambivalence semblait structurer ma réflexion, c’était donc peut-être qu’elle possédait une forme de matérialité et peut-être de nécessité. Elle semblait en un sens me tendre un miroir, tout comme si je m’étais adressé à un petit frère avec la prétention de l’éduquer. J’éclairais ses pas afin de le mener jusqu’à moi. Je lui disais : « voilà ce que j’ai compris, et voilà ce que tu comprendras ». Chacun de mes conseils, chacun de ces « il faut » qui ponctuaient mes considérations sur une forme supposée réelle de justesse semblaient s’adresser à lui. C’est comme si j’avais compris quelque chose, quelque chose qui devait être compris. Mais, qu’était-ce donc ? Là devait se trouver sans doute mon affaire, l’affaire d’une vie, l’affaire concernant le comment bien mener sa vie. C’était à l’attention de qui ignorait supposément son essence, à l’attention de mon petit frère, que je dévoilais cette quantité de secrets.
Ce frère exigeait d’être constamment nourri. Son oreille coïncidait exactement avec ma langue. Notre rapport contenait-il même peut-être le principe de la parole. Il n’avait donc pas été question pour moi de franchir une frontière, mais plutôt de continuellement la franchir, comme si un avant et un après se redéfinissaient à mesure que je murissais, à mesure qu’ensemble, mon frère et moi grandissions, nous suivant l’un et l’autre à la trace.
Je bâtissais pour moi-même une passerelle, pour ce petit frère, une passerelle qui se devait d’être pragmatique et sage. Ce frère me faisait don de son immaturité, de ses doutes et de ses peurs, et c’est pourquoi je voulais le guider, le rassurer et le nourrir comme on le ferait pour un enfant encore incapable par lui-même de faire face aux difficultés de la vie.
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J’avais deux âmes, j’étais à la fois langue et oreille. Cet échange m’accompagnait, me procurait un sentiment de sécurité. Il produisait des lois apparentes qui semblaient pouvoir me gouverner. Je me reposais sur cette illusion. Ces lois, prétendument écrites dans le ciel, semblaient avoir une existence au-delà de moi, elles allégeaient cette pesante liberté de choix et s’évertuaient à démontrer leur nécessité.
Ces lois prétendaient se tenir à ma disposition en cas de difficultés à venir. J’héritais tout à la fois de cette capacité à m’y inscrire et de cette aptitude à les édifier. Par cette capacité apparente à m’y inscrire j’étais homme, par celle de les édifier j’étais Dieu. J’étais donc un passage, un avenir et un passé, je transitais sur les degrés de la conscience collective tout en faisant l’ascension d’un Homme dont j’entretenais avec mes pairs le principe éternel. Cet Homme abstrait, idéal et immortel, intégrait et synthétisait mes aspirations. Là étaient exorcisées mes peurs, là se tenait le dialogue entre anges et démons, dialogue par lequel je m’évertuais à découvrir la véritable consistance de cet être.
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Malgré sa nature abstraite, je revendiquais le lien de cet homme avec la terre. D’ailleurs, il n’en était pas dénué, loin de là, et c’est peut-être pourquoi il m’avait été si difficile de faire la part des choses. Conduit par un désir vigoureux de fuir toute matérialité, j’avais concentré en lui tout ce qui pouvait se trouver de plus fantasmagorique dans mon esprit. Ce n’était pas le principe d’ascension qu’il contenait que j’avais fini par récuser, mais cette soif pour des hauteurs coupées de ma nature terrestre, cette soif pour un autre monde amputé de la sagesse innée de la terre et du corps.
L’immortalité de cet Homme prenait au contraire sa source dans l’éphémère, dans l’extinction inéluctable de ce corps bien tangible, de cette chair où s’étaient condensées et structurées quantité de forces appartenant à l’Univers. Parce que j’étais mortel, et parce que je cherchais ma continuation, je renfermais grossièrement ma présence dans mes actions créatives, je tentais de la propulser dans l’avenir, dans cet immortel, dans cette forme humaine que chaque génération s’évertuait à remodeler.
J’avais cessé de vivre dans l’attente et dans l’espoir de l’avènement d’un monde plus parfait, celui-ci était tout ce que j’avais. Cette indigence était devenue ma richesse, et puisqu’il n’existait pas d'autre bien plus précieux, j’en étais venu à cesser de le gaspiller.
***
Ce monde s’était opposé à un idéal. Il s’était encombré des fautes virtuellement inexistantes dans l’autre monde dont la réalité persistait de par le désir que j’en avais. Plus que de retirer à cette chimère les imperfections de ce monde ci, je m’étais complu à la doter des attributs les plus inimaginables. Et plus ces attributs cherchaient à en évoquer l’extraordinaire perfection, plus les défauts de ce monde ci me semblaient évidents.
Mes désirs n’étaient pourtant pas indissociables de l’autre monde, c’est pour avoir trouvé le moyen de les rassembler ici-bas que la terre en était venue à me révéler ses richesses.
Ce négatif de mon insatisfaction existait par le présage de l’existence de ma joie future en ce monde ci. Tout ce qui se trouvait de plus attrayant et qui pour le moment était confiné dans le ciel, n’existait que dans le regard que j’apprendrais à poser sur les choses et qui pour l’instant ne pouvait se poser que sur lui ; cette beauté qui se trouvait en moi-même allait se miroiter dans les objets que je pénètrerais, que j’habiterais, afin de renouer avec la vivante complémentarité entre le regard et les formes, entre l’esprit et la matière.
J’avais neutralisé cette céleste soif qui captait mes désirs en les privant de la terre qui les aurait exaucés. Avoir vidé l’autre monde de sa substance était sans doute la cause de la découverte du trésor qu’était celui-ci, car cette substance imaginaire avait confisqué quantité de mon énergie vitale. A présent que je connaissais la direction vers laquelle la tourner, je cesserais d’être accaparé par de vaines espérances.
Ce monde ci renfermait une vie secrète, j’avais eu tort de croire que le mystère ne procédait pas de lui. Les anciens n’avaient pas tout emporté, au contraire, quelque chose d’inerte se trouvait toujours là, à ma disposition, dans l’attente que je découvre mes talents de sculpteur.
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A ce jour, je commençais à habiter la matière. Cela n’avait pas toujours été le cas. Par la manière dont elle se prêtait maintenant à mes manipulations, par la façon dont je pouvais à présent l’agencer, elle se révélait plus tangible.
Ma volonté semblait s’être libérée de son impuissance à bâtir. Ce désir primitif de construire communiquait avec mes hauteurs, et bien qu’insaisissable, le ciel s’alliait maintenant au monde matériel, et par un jeu de rapport mutuel, matérialisait l’offrande faite à mon âme.
Sans doute aurais-je pu contester l’existence de cette âme, mais par la matière que je manipulais, je pouvais sentir sa timide présence comme origine de ce travail. Ainsi lestée, elle s’allégeait de son inconsistance pendant que la terre venait à l'enserrer.
Les esprits, les Dieux, les démons et les anges, toutes les créatures visibles et invisibles étaient invitées à s’y rassembler. J’escaladais leurs degrés, les rencontrais, les perdais de vue puis les rencontrais à nouveau, transfigurées. A chaque nouvelle rencontre avec ces créatures, c’est une nouvelle histoire qui se racontait, une nouvelle aube ; assoiffé tels que je l’étais, j’allais au-devant d’elles pour les prier de se montrer.
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Influencé pas des ancêtres de renom, j’avais prêté un serment mensonger. Je pris la décision de me défaire des séductions illusoires de ce monde afin de connaître le goût du divin. Les plaisirs d’ici-bas avaient été bannis, substitués par l’espoir de connaître des joies à nulles autres pareilles. Pour les conquérir, j’étais devenu un renonçant, un ermite.
Par un renversement, l’autre monde aurait pourtant cessé de m’éblouir, et mon désir vital découvrirait sa véritable demeure, la terre, ce lieu où ma volonté avait un pouvoir et où la parole avait un sens. Je cessai d’être déchiré par cette ambivalence entre corps et esprit, je m’encrais dans le réel, dans cette matière féconde où agir, aimer et désirer n’étaient pas vains.
C’est pour avoir désiré plus que de raison que mon séjour était maintenant emprunt du goût d'un paradis retrouvé. Mon ciel, bâti sur la chute de la matière, la parfumerait du désir ardent que j’avais eu pour lui. Voilà peut-être pourquoi cette chute avait été nécessaire, pour me conduire à devenir sensible à ce parfum.
Petit, la Nature m’avait donné la jouissance inconsciente du monde, cette jouissance dont plus tard elle me priverait. C’est encore plus après qu’elle me la rendrait, empreinte de la saveur d’une conquête.
Je m’étais ainsi éveillé au don inestimable qu’elle m’avait fait. Certes, dans ce difficile intermède, le manque avait été cruel, mais l’éclat de cet éveil serait à la mesure de cette cruauté. La puissance de cette soif me rendrait sensible à la saveur de l’eau, celle des rivières, des ruisseaux.
J’avais en fin de compte jugé trop hâtivement mon serment de bannir tout désir pour les objets d’ici-bas. A l’heure où je cherchais à les apaiser de la manière la plus élémentaire et brutale qui soit, ce détachement avait été essentiel. Le désir était un moteur et tous les êtres en étaient pourvus, mais en tant que tel, il devait être transfiguré, tout comme devait également l’être la nature des objets convoités jusqu’ici.
***
Ma soif pour l’autre monde n’avait pas été générée par le manque mais par l’insatisfaction. Même Dieu avait eu le désir de créer le monde, et s’il l’avait fait c’est parce que d’une façon ou d’une autre quelque chose manquait.
Là où mon désir était insatisfait, le manque était amertume, mais là où il ne l’était pas, il était un moteur.
Cette amertume m’avait conduit à chercher coûte que coûte les moyens de la dissiper, et c’est peut-être pourquoi j’avais répondu à la moindre sollicitation susceptible de l’abolir ; de là ma recherche effrénée de distractions.
En laissant infuser ce manque, peut-être se serait-il apaisé, peut-être aurais-je découvert son objet et sa raison d’être.
Impatient comme je l’étais, je convoitais la moindre goutte d’eau pour rapidement éteindre ce feu. Combien ces plaisirs futiles étaient de peu d’effets sur son ardeur !
J’avais eu tort de vouloir l’éteindre, j’aurais dû le couver, j’aurais dû utiliser sa chaleur pour fondre l’objet de mon désir.
Sa brûlure était un appel, je devais comprendre à quel point son existence était indispensable, à quel point l’ignorer était folie.
Je devais m’éveiller à l’essence intime de ce feu, à cette douce incandescence produite par l’équilibre entre désir et manque, principe qui ferait émerger au beau milieu du tumulte de l’océan une île, mon île, patiente création ordonnée par ce feu délicat autrefois dévorant.
Diminuant la quantité de bois pour ne pas trop hâter sa combustion, usant d'un bouffadou pour au contraire l'attiser, j’avais appris à le maîtriser, je savais à quelle distance m’en tenir, pour ne pas me brûler, pour jouir de cette voluptueuse chaleur.
Épilogue
Il n’y- a plus personne là-bas, de l’autre côté du pont, personne d’autre que soi-même. Du plus après je m’attends. Un vent puissant a jeté au loin ma semence, dans cette obscurité où rien n’a pour le moment grandi. Si, une pousse timide et fragile, animée d’un puissant désir de vivre. Elle décidera d’ignorer ses craintes, pour se permettre de grandir, malgré tout, pour accomplir les desseins de la Nature.
Je me ferai vie, je me ferai substance et action, pour nourrir mon grand frère, ce frère qui n’est pas encore né. En aval de moi-même, il m’attend.
Il m’explique que la Nature m’a muni d’un pouvoir suffisant, qu’il en est le garant. Sur son visage se trouvent des rides, marques sacrées et preuves de sa solidité, preuve de sa victoire ne serait-ce que pour ne pas avoir succombé à ses défaites. Mais en réalité, plus loin, point d’échec, mais un constat sur une suite continue de carrefours plus anciens où les choix se résorbent dans l’affirmation d’un seul.
D’un coup d’œil, j’enjambe le présent. Là se trouve une histoire déjà écrite, histoire qui sera un dépassement de celle-ci. Je lance des paris. Gagnés ils me conforteront dans mes choix, perdus, ils m’en feront changer. Mais au plus loin du présent persiste le tracé d’une route, parfois droite, parfois sinueuse, une route qui ne sera qu’elle-même, de laquelle rien ne pourra être soustrait et à laquelle rien ne pourra être ajouté.
Du plus loin, mon grand frère fête mes choix, il me dit que quelque soient mes décisions j’ai raison de les prendre. Par sa capacité à contempler l’ensemble du chemin, il m'assure que l'allure et la direction de mon pas me conduiront sain et sauf jusqu'à lui.
loofrg- Seigneur de la Métaphysique
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Date d'inscription : 04/07/2018
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